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L ’étrange histoire de la mise en place des Appellations d’Origine pour les eaux de vie de cidre et de poiré normandes.

-• Appellation -• Histoire -• Pays d'Auge

 

Le rôle de la guerre

 

Du calvados pour faire rouler les chars et des alambics pour produire des canons ?

Le calvados est une eau-de-vie de cidre ou de poiré burinée par les siècles dont l’origine et l’élaboration sont aujourd’hui codifiées dans trois Appellations d’Origine Contrôlées. Le Calvados Pays d’Auge est entré dans le cercle très restreint des eaux de vie protégées par une Appellation d’Origine Contrôlée en 1942, au beau milieu de la seconde guerre mondiale et sous l’occupation de la France par l’Allemagne nazie. Les Normands n’avaient-ils rien de plus urgent dans une période aussi sombre de leur histoire que de revendiquer une appellation d’origine pour leur eau-de-vie ?  Voilà une étrange histoire qui méritait d’être contée.

L’Appellation d’Origine constitue les lettres de noblesse d’un grand produit. C’est une reconnaissance et une protection auxquelles les producteurs aspirent. En règle générale, ils se mobilisent pour l’obtenir sans reculer devant les efforts considérables que requièrent la demande et toutes ses justifications.  Jusqu’en 1942, seuls des vins et des eaux-de-vie de vin, Cognac et Armagnac, avaient obtenu une Appellation d’Origine Contrôlée.

Sous la pression de l’autorité occupante, l’Etat avait dû promulguer la loi du 13 janvier 1941 destinée à remédier à la pénurie de carburant. Elle réservait au Service des Alcools toute la production des alcools à l’exception de ceux bénéficiant d’une appellation d’origine. Le cognac et l’armagnac échappaient aux réquisitions mais les stocks de calvados et d’eaux-de-vie de cidre n’étant pas protégés par une appellation d’origine allaient être transformés en carburant. Le réveil fut brutal pour les Normands ! Une autre menace pesait sur les bouilleurs de cru : les Allemands réquisitionnaient tout le cuivre disponible pour la production d’armes, comment sauver les alambics ?

Les zones de production du Cognac et de l’Armagnac avaient été délimités géographiquement dès 1908 et 1909. L’INAO a été créée en 1935 et dès 1936 le Cognac et l’Armagnac obtenaient leur AOC.  Le baron Le Roy qui allait devenir le premier président de l’INAO avait suggéré dès 1923 de créer des Appellations d’Origine pour les cidres, les poirés et les eaux-de-vie de cidre et de poiré, mais rien n’avait été fait quand la France entra en guerre en 1939. Les producteurs d’eau-de-vie de cidre, insuffisamment organisés et vraisemblablement peu motivés ne s’étaient pas suffisamment mobilisés pour faire reconnaitre leur production en AOC.  Par ailleurs, il aurait fallu vaincre les réticences du « Comité National des Appellations d’origine des vins et eaux de vie » (CNAO) composé uniquement de viticulteurs pour la plupart soucieux de protéger leur pré carré. En 1935 et 1936, des bouilleurs de cru normands avaient certes réclamé la protection des fabrications traditionnelles d’eau-de-vie, le terme calvados étant usurpé pour qualifier des eaux-de-vie de cidre élaborées n’importe où, avec n’importe quoi et n’importe comment. On faisait du « Calvados » en Bretagne, dans le massif central, en Savoie, en Suisse et même en Argentine ! Plusieurs procès avaient été intentés au cours des années 30 mais la loi du 6 mai 1919 qui précisait le droit à l’appellation d’origine n’était pas claire et les jugements définissaient le calvados comme un nom générique synonyme d’eau-de-vie de cidre. Faute de délimitation, l’Appellation calvados était tombée dans le domaine public ; ses conditions de production n’obéissaient à aucune règle précise. Une telle situation aurait dû pousser les bouilleurs de cru à se regrouper, s’organiser et se battre pour mettre fin à une telle situation. Considéraient-ils le calvados comme une production accessoire ? Probablement pas, mais l’histoire a montré qu’ils se regroupaient plus facilement pour protester contre les taxes que pour construire un marché.  Ayant trop tardé à s’unir pour protéger les fleurons de la production agro- alimentaire normande, ils ont laissé le nom « Camembert » devenir générique et sans la détermination de Jacques Le Roy Ladurie, Ministre de l’Agriculture en 1942, la même mésaventure serait sans doute arrivée au Calvados

 

« Calvados » première appellation délivrée à un produit qui n’était pas d’origine viticole.

Horrifiés à l’idée de ce que leur eau-de-vie allait devenir les Normands s’adressèrent à l’INAO en 1941. L’Institut National des Appellations d’Origine qui deviendra en 2006 l’Institut National de l’Origine et de la qualité est un établissement public sous tutelle du Ministère de l’Agriculture. Il est chargé par l’Etat d’assurer le contrôle et la protection des Appellations d’Origine tant en France qu’à l’étranger en luttant contre les usurpations et en veillant au respect des conditions de production. Par chance, en 1925, il fut omis de préciser que l’INAO aurait seulement compétence sur les eaux-de-vie de vin, ce qui lui permettait de traiter des eaux-de-vie de cidre. Les producteurs d’eaux-de-vie de cidre et leurs syndicats lui soumirent les justifications nécessaires et leurs propositions concernant la réglementation des conditions de production des eaux de vie de cidre.

Jamais une demande de reconnaissance en Appellation d’origine ne sera traitée aussi promptement !

Jacques Le Roy Ladurie, issu d’une vieille famille normande de la région de Domfront dans l’Orne est un homme de fort caractère. Il sera brièvement ministre de l’Agriculture en 1942 avant de rejoindre la résistance en janvier 1943. Il était déterminé à soustraire les stocks d’eau-de-vie à la convoitise de l’occupant.  L’étude réalisée de février à septembre 1942 aboutit à deux décrets promulgués en 1942 qui donnèrent un statut aux calvados et eaux-de-vie de cidre

Les Normands ont obtenu sans trop d’efforts, la mise en place d’Appellations d’Origine pour leurs eaux-de-vie de cidre et de poiré. Mais faute de possibilités d’enquêtes, la première délimitation reposait sur l’empirisme et le laxisme avec pour principal objectif la préservation d’un alcool de bouche et indirectement celle des alambics en cuivre.  La zone protégée était immense et les contraintes légères ! L’avenir montrera la nécessité de les renforcer. L’Etat accepta de publier les décrets mais y mit la condition que leurs effets en fussent suspendus jusqu’à la cessation des hostilités : « les besoins impérieux du service des alcools ne permettant pas encore de laisser à la consommation de bouche les eaux-de-vie qui devaient être livrées par priorité à la carburation. »  Ce ne fut donc qu’en novembre 1945 et avril 1946 que les premiers décrets entrèrent en application. Certains producteurs qui avaient intérêt à ce que la situation soit rétablie telle qu’elle existait avant 1941 prétendirent que les décrets promulgués par le gouvernement de Vichy n’avaient aucune valeur. Mais l’Etat valida les décrets en cause en avril 1946.  Les mêmes producteurs décidèrent alors de se pouvoir en Conseil d’Etat au motif que le nom calvados était tombé depuis longtemps dans le domaine public et devenu synonyme d’eau-de-vie de cidre. Le conseil d’Etat rejeta leurs prétentions. La seconde guerre mondiale a mis fin à une situation qui aurait pu encore durer longtemps.  L’appellation « Calvados » a été la première appellation délivrée à un produit qui n’était pas d’origine viticole. Elle est maintenant protégée.


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